GERONIMO DE MER DU NORD

 

 

 

Un dimanche matin qui commence par un curage d’oreilles, ça me sape le moral pour le mois à venir.

– Mais ne te tortille donc pas comme ça, ça ne te fait pas mal quand même !

– Ça chatouille.

Je me demande si j’emporte mon colt-frontier plastique. S’il s’aperçoit que j’ai glissé une dizaine de petites autos entre les chaussettes et le pull-over, il est fichu de me faire défaire ma valise.

Grand jour, grand départ, on va à la campagne chez Mémé, et Jeanine vient avec nous.

– Alors, tu es prêt, môme ?

Je me retourne et m’arrête, extasié. On peut dire qu’il a mis le paquet, le petit père : tout en jean avec la chemise à palmiers, on dirait Paul Newman.

– Comment me trouves-tu ?

J’avale ma salive.

– Super. Tu devrais faire poser des clous sur le dos de ton blouson. Je peux mettre mon tee-shirt Wisconsin University ?

– Oui, mais dépêche-toi, elle doit attendre.

Je finis de m’habiller dans l’ascenseur et jaillis à 200 à l’heure sur le trottoir. Il fait beau, elle est là, au volant de sa Fiat. Un peu pourrie comme bagnole mais ça roule.

Là, je me marre parce que, quand je suis là, ils sont tout glacés, ils ne se disent même pas bonjour, ils font les polis mondains.

– Vous vous faites pas la bise ?

Papa sursaute encore, ça va devenir un tic chez lui. Jeanine se marre.

– Non, dit Franck, pourquoi dis-tu ça ?

Je m’étale sur le siège arrière. Il fait déjà chaud dans son tas de ferraille.

– Et quand je suis pas là, vous vous faites bien la bise ?

Ils rigolent tous les deux, c’est bien la preuve que j’ai vu juste. Au fond, ils sont pas francs avec moi.

Elle est pas mal comme fille, si on est indulgent je lui vois la moitié de la tête dans le rétro : ce qu’il y a, c’est qu’elle a le nez un peu pointu et qu’elle est quand même un peu grosse, ça fait contraste, et puis à mon avis, elle a tort de s’habiller en marin breton, mais à part ça, ça va.

C’est bouché à l’embranchement du périphérique, c’est la ruée sur la verdure qui a commencé, on va pas rire parce que cette Fiat a un défaut : elle emmagasine la chaleur, comme une marmite norvégienne.

– Vous voulez que je vous dise une charade ?

Jeanine se tourne vers moi, ça, c’est terriblement dangereux quand on conduit. Ses dents sont belles, on peut pas lui enlever ça.

– Vas-y, dit-elle, je suis très forte, je les trouve toujours.

– Mon premier est un prénom, mon deuxième est un nom, mon tout est un acteur de cinéma. Qui est-ce ?

– Jean Marais, dit-elle.

– Non, dis-je. Humphrey Bogart.

Elle rit et se retourne encore.

– Tu en as beaucoup comme ça ?

– Un milliard, au moins.

Papa ne dit rien mais il s’amuse ; quand il a cette tête-là, je sais qu’il est content et moi aussi. Il allume une gauloise et la met entre les lèvres de Jeanine, et ça, ça montre bien que c’est sa poule parce que sinon, quand c’est pas sa poule, on le fait pas parce que c’est un peu comme quand on s’embrasse. C’est une preuve.

Ce qui est bien dans cette chignole, c’est que les glaces descendent – seules, mais pour la chaleur, c’est imbattable. Il y a aussi autre chose qui me tracasse : j’ai oublié en partant.

D’habitude, j’oublie jamais mais Franck était tellement pressé que j’ai pas fait.

– Papa.

Il se retourne et me demande des yeux. Je suis un peu embêté par rapport à Jeanine parce que ça fait tarte de dire qu’on a envie de pisser, mais d’un autre côté, si je ne veux pas lui arroser sa moquette, j’ai intérêt à ce qu’ils s’arrêtent.

– J’ai pas pensé à faire avant de partir.

Il sourit et regarde Jeanine.

– On s’offre un petit café ?

Elle accepte et je suis ravi parce que ça, c’est de la délicatesse, et ça, j’apprécie ; Franck, c’est pas un de ces types qui disent : « Arrête-toi, le gosse veut pisser », pas du tout, c’est pas du tout son genre, il dit : « On s’offre un petit café ? », et tout le monde sait bien que c’est pour ma pissette, mais c’est vachement délicat comme attention.

C’est bien d’être avec des gens délicats et qu’il y ait du soleil et qu’on aille à la campagne et YOUPI ! La vie est belle et tout et tout et quand est-ce qu’on s’arrête ?

Le bar-tabac est sympa avec des papiers tue-mouches pleins de mouches et des toiles cirées à carreaux qui collent à la paume des mains.

J’ai cru que je m’arrêterais jamais et quand je suis revenu, tout rezipé à neuf, j’ai pris un Pschitt orange bien tassé.

Par la porte vitrée, on voit le ciel bleu et des salades vertes.

– C’est vraiment l’été, dit Jeanine, j’aurais dû prendre un maillot de bain.

– Ça, c’est une drôle d’idée.

– Pour aller où ?

– A la mer, bien sûr.

D’un coup, il n’a plus fait beau, quelqu’un a dû appuyer sur l’interrupteur et c’est devenu gris.

– Je croyais qu’on allait chez Mémé…

Ce qui m’énerve le plus, c’est que ma voix saute, que je retrouve ma voix d’école maternelle, et papa a l’air un peu comme le jour où maman est partie, bouleversé…

– Toi, tu vas chez Mémé, on te dépose…

Il fume sa gauloise à toute vitesse, je la vois diminuer, et à chaque fois, il secoue la cendre.

– Et nous on continue parce que… enfin, on avait projeté ça depuis longtemps, et on pensait que tu préférais voir les lapins, ta grand-mère…

Bref il bafouille.

–… et puis, j’ai dit à ta mère que je t’emmenais chez Mémé, sinon elle n’aurait pas voulu te laisser partir avec moi.

C’est vrai que le dimanche, je le passe avec elle et son Américain. C’est comme ça qu’ils se sont arrangés avant qu’ils divorcent. C’est sûr que si elle sait qu’il m’emmène à la mer, elle va faire un foin terrible avec 100 000 gendarmes pour nous poursuivre.

Je croyais qu’il allait rester avec moi tout le dimanche et tout le lundi férié, et puis il se tire avec sa nénette Jeanine. C’est normal au fond, ils vont courir sur la plage tous les deux, en se faisant des bises comme dans les films ou sur les couvertures des livres, et moi qu’est-ce que je ferais là-dedans ? Des pâtés de sable ?

Non, je vais les gêner, alors c’est pas la peine, et puis à la campagne, il y a les lapins et je peux courir tant que je veux et regarder la télé et plein d’autres trucs, alors, au fond, je n’ai pas à me plaindre.

– Ne pleure pas, dit Franck.

– Je pleure pas.

Je me suis levé parce que j’aime pas qu’on me voie et je me suis installé sur la banquette arrière.

J’avais deux taches mouillées sur mon Wisconsin University. Je n’en ai rien à foutre qu’ils aillent à la mer, je suis encore mieux chez Mémé.

 

 

On roule vite.

C’est lui qui a pris le volant et je vois qu’il me regarde souvent dans le rétro. Le soleil est tout haut maintenant. Il chauffe le sable de leur plage.

– Tu n’as pas une autre charade ? demande Jeanine.

Gonflée cette fille : elle me laisse tomber chez ma grand-mère, elle se tire avec Franck, et en plus elle voudrait que je la fasse rigoler.

– Non.

Mon non a claqué sec. Quand je veux, je peux être drôlement dur.

– Je croyais que t’en avais un milliard.

Je réponds même pas. Pas la peine d’user de la salive avec des gens comme ça. Franck se retourne.

– T’aimes la mer ?

Ça me fait un choc, et peut-être qu’à ce moment-là, j’ai déjà compris.

– Oui, pas mal.

– Ça tombe bien, dit Franck, on y va.

On dit plus rien, mais dans la Fiat pourrie, c’est pas le même silence que tout à l’heure, c’est plus léger et je me rends compte que ce n’est pas la même route que l’on prend quand on va chez grand-mère.

– Mais pour Mémé, elle va m’attendre ?

Franck passe la quatrième.

– J’ai téléphoné du café, dit-il, je lui ai promis que tu viendrais avant les vacances.

Tout est arrangé. Mes lèvres remontent toutes seules. Je regarde Jeanine.

– Mon premier est le chiffre un, mon deuxième est frais, mon troisième est beau, mon quatrième est une gare, mon tout est un acteur de cinéma, qui est-ce ?

– Jean Marais, dit papa.

– Humphrey Bogart. T’as pas compris : un, frais, beau, gare.

Jeanine s’esclaffe comme une bossue. Sympa la fille.

– On pourra se baigner ? dis-je.

– Ça m’étonnerait, dit Jeanine, ça doit être beaucoup trop froid, mais on jouera sur la plage.

– Au ballon ?

– Si tu veux.

Alors là, si vous connaissez un type plus malin que moi, vous me le direz ; j’insinue :

– D’accord, mais j’ai pas de ballon.

– On va en acheter un, lance Franck, ce sera pour ton anniversaire.

Toujours radin évidemment, mais s’il croit m’avoir coincé, il se trompe un peu.

– Quel anniversaire, celui des dix, ou celui des onze ?

– Lequel tu préfères ?

– Celui des dix.

Tu parles que je préfère, j’ai dix ans et demi, alors, tant qu’à faire…

Jeanine baisse la glace et passe son visage par la portière en fermant les yeux pour que le soleil tape dessus. Ça c’est un truc de femmes, parce qu’elles aiment être bien bronzées, moi, ça m’est complètement égal.

Papa roule vite et c’est de plus en plus plat et large par ici, il n’y a rien qui gêne pour voir, et peut-être que là-bas, tout au bout, c’est la plage, et qu’on va arriver direct au ras des vagues, d’un coup, direct des Buttes-Chaumont jusqu’à la mer.

– C’est bientôt ?

Juste au même instant, j’ai vu la pancarte : dans 25 kilomètres, c’est la mer.

 

 

Hôtel de la Plage : fermé. Hôtel Moderne : fermé. Hôtel des Voyageurs : fermé.

Pas un chat sur la grande avenue, il y a juste du sable qui vole un peu et se tasse dans les caniveaux. Le Prisu est fermé aussi et l’inquiétude me monte. Je demande :

– Et la mer, tu crois que c’est ouvert ?

Il y a des maisons moches alignées avec des volets fermés, ce n’est ouvert qu’en août ce genre d’endroit, le reste du temps, c’est tout mort.

On tourne deux fois et crac, ça y est : on est devant.

Quand je descends et que je cours sur le parapet, ça fait une bourrasque terrible et ça scie les poumons, on ne peut plus parler qu’avec le coin de la bouche ; papa me poursuit avec mon pull-over et je n’entends pas ce qu’il me dit.

C’est complètement immense, jaune et gris avec des voiles de soleil partout, avec des gros trucs de béton plantés de travers dans le sable, mais très très loin. Il n’y a que du sable, de la mer et du soleil.

Je mets le pull-over quand même et je cours à 200 à l’heure, et ce qui est terrible, c’est qu’on peut aller partout, et je fais plein de zigzags dans tous les sens parce que je ne sais plus où aller.

– On cherche des coquillages ?

– Quoi ?

Ils cavalent eux aussi, on fait une course terrible que je gagne dans un fauteuil, et quand je m’écroule, je sens le sable qui file entre mes doigts en fine fine fine poussière et, vu de près, quand on met l’œil tout contre, c’est une avalanche énorme qui balaie toutes les maisons, toutes les villes, toutes les écoles de la terre.

Jeanine souffle comme un phoque, elle ne court pas mal pour une fille, mais c’est quand même un peu étriqué comme foulée.

Ça sent l’air, c’est large et fort, et ça brûle quand on respire, on sent que le vent vient de loin.

– Je vais vous dire une chose épouvantable, dit-elle, j’ai faim.

Je vois le profil de Franck éclairé par le soleil.

– Mange du sable, dit-il, il n’y a pas un restaurant ouvert à moins de 5 000 kilomètres.

J’ai pitié d’elle.

– On pourrait aller à la pêche, il doit y avoir des huîtres, des merlans, des trucs comme ça.

On a joué encore un peu à se jeter du sable, à rouler dans les dunes, à creuser, enfin à des tas de jeux, et puis on est partis à la recherche d’un restau, parce que c’est vrai qu’on crevait une dalle terrible ; la tartine beurrée, ça faisait un peu longtemps qu’elle avait disparu.

A un moment, on a rencontré un plouc, tout seul au coin d’un chemin, un plouc avec une casquette plate et un menton comme le coffre d’une Simca Chrysler. Je l’ai braqué avec mon Colt plastique, mais il a même pas bougé un cil. Il a parlé en disant toujours « oh ben ».

– Oh ben, c’est que tout est fermé en cette saison, oh ben, c’est qu’à cette heure-ci, il n’y a plus rien d’ouvert, et oh ben ça m’étonnerait que ce soit ouvert aux Dunes, oh ben ça coûte rien d’aller voir bien sûr, oh ben ça pour bien manger on mange bien, oh ben ça c’est facile, on tourne deux fois à gauche et une fois à droite, oh ben de rien c’est la moindre des choses.

Je lui ai lâché une rafale de balles dès qu’on a été un peu loin et, finalement, c’était ouvert au restaurant des Dunes.

– Oh ben, je mangerais bien du pâté.

Papa et Jeanine ont ri ce qui m’a flatté, parce que j’aime bien faire rire et, après le pâté, j’ai mangé un bifteck grand comme la table avec des kilos de frites, le tout arrosé de Pschitt orange, ce qui est fameux ; j’ai dû défaire ma ceinture sous la table pour pas qu’elle craque.

C’est tout à la fin, quand j’ai fini ma glace que j’ai vu les chevaux par la fenêtre, et Jeanine les a remarqués comme moi.

– On peut monter dessus ?

Papa a fait une grimace énorme, il devait avoir des projets de sieste ou quelque chose comme ça, et c’est Jeanine qui a décidé.

– Je vais vous montrer, a-t-elle dit, c’est très facile.

C’est là que j’ai pensé que cette femme méritait d’être un homme.

 

 

– Jamais.

Ça, c’est catégorique quand Franck a ce ton-là, c’est un peu dur de le faire changer d’avis. J’essaie quand même.

– Tu peux tenter le coup, tu n’as pas quatre-vingt-dix ans.

– C’est trop haut et il me regarde d’un sale œil.

– C’est facile à conduire, dis-je, c’est comme une bicyclette sauf qu’il n’y a pas de guidon et pas de roues…

– C’est ça, dit Franck, excellente comparaison. Et toi, lequel tu prends ?

Je lui montre un grand tout blanc, sympathique, et voilà Franck qui va devenir furieux.

– C’est un monstre, dit-il, tu ne pourras pas le retenir s’il démarre, il doit gagner tous les prix de l’Arc de Triomphe avec trente longueurs d’avance. Je t’interdis de…

Jeanine a déjà sellé le sien, c’est une vraie cavalière, cette fille, elle n’a fait que ça toute sa vie.

– Tu vas prendre le petit, dit-elle, celui avec la crinière chocolat.

Je ne le trouve pas tellement petit, il est tout beau et s’appelle Pistache : c’est indiqué à la craie au-dessus du box.

Et alors après, je peux dire une chose, c’est que c’est le beau moment de ma vie qui a commencé. Je dois dire que c’est dur à expliquer parce que, quand on est sur un cheval et le cheval sur la plage, rien du tout n’est pareil.

D’abord, on voit de plus haut, ça c’est sûr, mais ce n’est pas ça la différence, parce que du haut d’une échelle aussi on voit plus haut, tandis que là, ça bouge. C’est ça l’important on remue du haut du corps comme dans les films, et moi, dès que j’ai été là-dessus avec les rênes dans les mains, je me suis tout de suite trouvé en Arizona.

Jeanine est partie devant et Franck, je l’ai vu quand je me suis retourné, était comme un chat sur un mur, il n’osait même pas éternuer.

C’est facile à conduire, vraiment comme un vélo quand on tire d’un côté, ça tourne, c’est formidable.

On déboule sur la plage et, tout de suite, je les ai vus derrière les dunes avec les plumes qui pointaient, et voilà la chevauchée fantastique !

– Attends, Laurent ! crie Jeanine.

Je sais comme on fait, c’est une question de talons, et en plus on fait Clac Clac avec la langue, et là c’est le délire, le délire faramineux.

Le sable se déroule sous moi, ta ga dam, ta ga dam, je bondis, je retombe, je bondis, je retombe, la mer fonce vers moi, et c’est le bruit que j’aime, comme des coups de marteau dans le sable, ta ga dam, ta ga dam. Comme un con, j’ai oublié mon colt. Fonce Trinita, fonce, mes fesses dérouillent mais je suis Gary Cooper.

Ta-ga-dam, ta-ga-dam, voilà les Daltons, les villas défilent sur la gauche, je suis la foudre de la prairie, les flèches sifflent. Ouaïe, blessé. Couché sur l’encolure, Trinita échappera-t-il aux Cherokees déchaînés et hurlants ? Pas sûr, car il perd son sang à verse, Géronimo le talonne de près le salopard, la main du redoutable chef indien saisit les rênes de Pistache, le cheval de l’Invincible Cavalier et tire dessus, et le voilà qui s’arrête, et quand je lève les yeux, Jeanine est là et les Peaux-Rouges se sont repliés dans les collines.

Ses joues sont rouges et je sens que le vent me coupe de tous ses couteaux.

– Alors, dit-elle, tu ne pouvais plus t’arrêter ?

– Impossible, Géronimo était après moi.

Elle caresse l’encolure de son cheval à elle, un peu plus grand que le mien, mais pas des masses, et je fais pareil.

Je suis content. C’est quand même autre chose que les lapins et cavaler dans la luzerne.

Elle me désigne quelque chose sur la plage.

– Regarde, dit-elle, voilà John Wayne.

J’ai jamais tant ri ; il ressemble à Louis XIV dans la cour du château de Versailles, coulé dans le bronze.

Sa jument ne veut pas bouger, elle a les sabots collés dans le sable. Je sais que c’est une jument parce qu’elle est enceinte (je connais très bien toutes ces questions) et on dirait qu’il est assis sur un tonneau.

– On va l’aider, dit Jeanine, mais ne laisse pas ta monture partir, on va au pas maintenant.

– On ne refait pas une autre petite course ?

– Non, c’est un petit cheval, si on le fait trop courir, ça le rend malade.

J’aime bien cette fille parce qu’elle m’explique, et puis elle s’y connaît en canasson. J’aurais quand même bien aimé faire un galop.

On revient vers le père Franck qui stationne toujours.

– J’avais demandé un cheval calme, lance-t-il, ils ne m’ont pas menti.

On est rentrés doucement en longeant la mer et les sabots ont fait des trous qui se remplissaient d’eau presque aussitôt… C’était comme dans un rêve ça aussi, on était comme les derniers survivants de la tribu, les deux guerriers et la squaw, et on fuyait les troupes à Custer. C’était beau, j’aurais aimé me voir moi-même, comme dans les westerns quand on aperçoit de loin les cavaliers sur une crête et qu’ils sont tout noirs parce que le soleil est derrière. C’est dommage qu’on ne puisse pas se voir passer, ce serait formidable d’être en même temps sur son cheval et en train de se regarder. On serait plus heureux, il me semble.

Avant de quitter la plage, je me suis retourné sur ma selle comme les gauchos, et il y avait toute cette étendue et la mer et mon cheval et Franck, et j’ai pensé que cela faisait deux heures au moins que j’avais tout oublié : l’histoire à maman et l’école et Gilles et le coup qu’on prépare et les vacances à Bangkok et tout ça. La mer, c’est quand on est heureux.

– On reviendra ?

Franck m’a regardé. Son étrier touchait le mien, les crinières de nos chevaux se balançaient ensemble.

– Oui, dit-il, on reviendra.

En arrivant vers le ranch, Pistache a pris un peu de retard, je me suis trouvé isolé et j’ai pensé que I am a poor lonesome cowboy.